Christian Bless - La vie de Georges Bernanos s’est déroulée, intérieurement et dans son quotidien temporel, comme un ouragan, entrecoupé de brèves accalmies qui ressemblaient davantage à des dépressions après l’orage violent. Le cavalier qui parcourait les champs de bataille de la Première guerre mondiale et les terres du Brésil a traversé son époque au grand galop. Comme pour Léon Bloy et le R.P. Bruckberger, le monde était trop étroit pour cet intransigeant assoiffé de pureté que son époque insupportait. François Angelier nous offre un livre passionnant dans lequel il met en scène cette chevauchée furieuse à travers une époque déchirée par une succession de ruptures historiques, intellectuelles et religieuses. Le monde ancien déjà ébranlé achevait de se disloquer. Dans son Bernanos, La colère et la grâce, l’auteur nous propose certes un portrait richement illustré du romancier ainsi qu’une présentation de son oeuvre mais également un survol très documenté de ces années tourmentées qui s’étendent de sa naissance en 1988 à l’année 1948 qui le vit rejoindre la demeure du Père. L’Ancien régime dont les grandes mœurs avaient perduré jusque-là, par force d’inertie, termine sa longue agonie pour livrer le monde au triomphe de la modernité, de l’homme sans Dieu, du règne de la machine et des boucheries insensées qu’ont été les deux guerres civiles européennes, entraînant le suicide de notre civilisation qui achève de se décomposer sous nos yeux. Cet effrayant spectacle angoissera Bernanos tout au long de sa vie. Cette importante biographie de quelque 600 pages se lit comme le roman, tragique, d’une époque. Nourri d’une vaste documentation, l’auteur passe en revue les différents événements qui auront marqué la vie et la pensée de l’auteur de La grande peur des bien-pensants. De l’affaire Dreyfus à la deuxième guerre mondiale, François Angelier nous brosse un tableau détaillé des grands courants de pensée en s’appuyant sur une documentation abondante dont des correspondances nombreuses que nous n’avons pas nécessairement lues auparavant. Les sujets délicats sont présentés en toute objectivité, sans parti-pris, éclairés par une vaste bibliographie. Que ce soient les affrontements entre partisans ou adversaires dans l’Affaire, la naissance et les développements de l’Action française et ses déchirements internes ou les débuts de la guerre civile espagnole, il en est fait une présentation factuelle et équilibrée, certains des excès et des injustices de Bernanos étant soulignés. Baignant dans la foi depuis sa plus petite enfance, l’ancien Camelot du Roi a des éclairs qui déchirent la nuit pour jeter une lumière sans concession sur une époque en perçant le mystère du drame humain en son cœur : « Peut-être notre misérable espèce garde-t-elle, au dernier recès de sa mémoire héréditaire, le souvenir de ce soir entre les soirs où le premier couple humain vit pour la dernière fois cette Vérité qu’il venait d’outrager descendre lentement au-dessous de l’horizon, ainsi qu’un astre immense, tandis que courait sur la terre maudite, avec une vitesse horrible, l’ombre de la première nuit. » Même le clergé ne croit plus au péché originel, réalité cependant palpable à chaque instant, peut-être la seule vérité de foi dont nous faisons l’expérience concrète à chaque instant. La plume qui a tracé les lignes de Sous le soleil de Satan, informée par le catéchisme de son enfance, va sonder le mystère du mal et de ses conséquences dans les destinées humaines. « Une civilisation ne s’écroule pas comme un édifice ; on dirait beaucoup plus exactement qu’elle se vide peu à peu de sa substance, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’écorce. » Nous vivons désormais la disparition de l’écorce même. Les apparences s’évanouissent. La France contre les robots se présente comme une mine de réflexions dont soixante-dix ans d’histoire ont confirmé, chaque décennie plus précisément, l’étonnante clairvoyance de la dénonciation de « … tout ce qui dans le monde se trouve intéressé à la formation en série d’une humanité docile, de plus en plus docile, à mesure que l’organisation économique, les concurrences et les guerres exigent une réglementation plus minutieuse. » La menace que représentait pour Georges Bernanos l’emprise croissante de la machine sur la vie et la liberté de l’homme est annoncée avec force dans ce livre mais, à l’ère du tout électronique qui nous enserre chaque jour davantage, ces avertissements prennent un caractère dramatique. Déjà, il se demandait : « Mais la Machine est-elle une étape ou le symptôme d’une crise, d’une rupture d’équilibre, d’une défaillance des hautes facultés désintéressées de l’homme, au bénéfice de ses appétits ? La citation est connue mais il vaut la peine de la méditer à nouveau afin de mettre notre époque dans sa juste perspective : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieur. » Il ne s’agit ici ni de disserter sur l’œuvre du grand écrivain ni de résumer une biographie foisonnante mais d’inviter le lecteur à se plonger dans le travail considérable de François Angelier en souhaitant qu’il lui donne l’envie de reprendre les textes de Bernanos dont certains choix politiques ne convainquent pas mais qui recèlent des trésors. _____________ Georges Bernanos, La colère et la grâce - François Angelier, Biographie/Seuil |