Les murs s'effondrent, s'effritent avec les souvenirs. Les murs, les souvenirs victimes des bombes. Et quelquefois les murs et les souvenirs victimes des murs et des souvenirs, comme si l'espace rétrécissait. Comme si l'intérieur, l'extérieur des choses se confondaient dans leur amenuisement. Incertaine, je me tiens droite dans ce qui m'étouffe. Le spectacle de ma mort, les murs, les souvenirs de la mort des autres, la guerre comme dernier trou noir. Je place face à moi la photographie d'une femme au visage effacé. Le papier verni fige quelque chose en moi, résiste, mais ne dit pas. Ça murmure en dessous de ce qui s'y révèle, à la manière des fantômes qui parcourent l'intérieur, l'extérieur des murs, des souvenirs, sans s'intéresser à nous. Le murmure semble dire quelque chose du temps, mais il ne le dit pas entièrement, il en fait une forme creuse, presque vide, comme une douille de fusil. Le temps y trébuche, se fracasse contre les bruissements qui cloisonnent l'espace carcéral de notre mémoire. Quelle limite pour une mémoire qui se tient droite sous les bombes ? On se contente de ruminer les ruines. L'architecture est à sa place, sous la terre, et l'architecture sous la terre peut dévoiler sa raison. Qui lui prête encore attention ? Comment s'y souvenir de la déchirure du temps ? De toutes ses composantes ? Du bruit des bottes, des instants qui suivirent la fuite du bruit des bottes ? Et la violence sourde qui tente d'extirper du feu une unique flamme, à garder secrètement tout près de l'aorte. Une pulsation qui m'impose à la fois d'être la victime et la meurtrière, dans le temps et hors de ce qu'il représente. Mais la photographie que je tiens entre mes doigts fébriles se substitue à la flamme, malgré ses éraflures, sa couleur absente. Prendre la photographie d'un fantôme et la placer dans un repli de l'histoire, pour conjurer et pour résister. La lumière ne dit rien de celui qui use de l'appareil photographique, mais celui qui use de l'appareil photographique ne peut détourner le regard de ce que refuse de dire la lumière. Les destins brisés au-devant des murs, des souvenirs, une photographie abîmée. Et toute cette indifférence de la lumière qui éclaire les corps. Celle qui fait le savoir de la mort des autres. Les regards qui se détournent et les volontés qui se détournent avec. Cette lumière qui laisse la déchirure advenir. Dans la photographie et dans l'histoire. Prend-on une photographie pour se venger de la lumière ? Y aurait-il encore des morts si la lumière se soustrayait entièrement à l'espace de nos vies ? Fragile geste qui survit à la séparation de nos réalités, davantage que la mort ou la morte résiste à sa mise à nu. La mort, la morte partout. Dans la photographie et dans l'histoire. Dans une confusion devenue mienne. Celle des murs, des souvenirs, des bombes qui tombent dans les fissures de mon regard. Et cette image résiste, elle peuple le réel quand celui-ci n'est plus qu'une brume grise au-dessus des murs, des souvenirs effondrés. L'est-elle, morte, réellement ? Je veux dire jusqu'au-dedans de l'image ? Jusqu'au-dedans de cette image que je glisse entre mes côtes ? N'y a-t-il pas là, entre mes côtes, une matière d'os et de sang dans laquelle persiste la mémoire ? Mais le métal des bombes disperse cette matière, comme si les bombes voulaient dévorer tous les os et tout le sang du monde. Toute sa mémoire, toute sa lumière. S'effondrent, s'effritent murs et souvenirs, mais ruines et mémoires durent comme la racine qui voit dans le béton réduit à néant un terreau comme un autre. Un espace de vie, sans lumière. Un prétexte pour que le passé subsiste quelque peu dans le remuement racinaire de ce qui nous tua.

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Deux nouveaux zines parus ces derniers jours dans notre revue Error, écrits à partir de quelques films de Wim Wenders et de quelques ouvrages d'Antoine Volodine.

 

Et parution à la fin de ce mois de notre prochain ouvrage sur Marguerite Duras et son communisme sauvage.

 

Le texte ci-dessus est signé Mina Taratuta, et vient s'inscrire dans le recueil Mémo en cours d'écriture.

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Il y a 50 ans, dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, était assassiné Pier Paolo Pasolini, mais ses lucioles lui survécurent, et nous tentons petitement de conserver un peu de leur lumière, car Era pura luce. — «Mais le monde a touché à sa fin, et tu es / une lumière dans l'histoire du néant.» (Pier Paolo Pasolini, La Nouvelle jeunesse)

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Bonne lecture, bonne piraterie !

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Abrüpt sur les sept Internets

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